Retraite,
le défi de la libre circulation

 

Antoine Delarue

Ancien responsable des études économiques à la direction de la sécurité sociale, directeur fondateur du cabinet d’actuariat conseil SERVAC, membre du jury du prix de l’observatoire des retraites et chercheur associé à la chaire transition démographique transition économique.

 

L’union européenne s’est accordée pour que les systèmes nationaux de retraite restent de la compétence des états membres, le principe de territorialité semblant suffire à la sanctuarisation économique de ces régimes en répartition. Pourtant la mise en oeuvre, a priori anodine, de la libre circulation des travailleurs s’avère potentiellement déstabilisatrice. Répondre à ce défi appelle une refonte sectorialisée des modes de prélèvement et comptabilisation des droits avec un fonctionnement par points. L’utilisation et la diffusion de cette technique ouvrira aussi la voie à une plus grande flexibilité de retraites enfin harmonisées.

 

D’une menace indirecte, la délocalisation des activités…

 

Les ressources des grands régimes de retraite, de base ou complémentaires, sont imposantes puisque l’ensemble des établissements du secteur privé implantés sur le territoire sont tenus d’y cotiser en proportion des salaires qu’ils versent. Le volume de cette masse salariale a longtemps pu laisser croire à son inertie par rapport aux variations des taux de cotisation. , d’où un recours récurrent à ce paramètre, tant lors des réformes du régime de base que des négociations paritaires des régimes complémentaires, pour « équilibrer » par une hausse des cotisations les aménagements ou durcissements apportés aux prestations.

Il n’en est rien dans une économie ouverte sur des partenaires ne partageant pas notre tropisme pour les prélèvements sur le travail. Pertes de compétitivité et d’emploi montrent à l’évidence que toute nouvelle augmentation des taux s’apparenterait à rehausser un barrage dont la muraille est fissurée, c'est-à-dire à s’engager dans une dynamique d’effondrement.

Face à ce dilemme tétanisant pour la négociation à l’ancienne, que peuvent faire les partenaires sociaux qui, après les pouvoirs publics, sont en première ligne ?

 

D’abord, prendre la mesure des limites des réponses d’ensemble envisagées pour le régime général : La TVA sociale se substituant aux cotisations familiales reste largement hypothétique ; la tentative d’élargissement de l’assiette travail aux revenus du capital vient de subir un coup d’arrêt avec l’injonction européenne de rembourser aux travailleurs frontaliers ou détachés la CSG correspondante.

Ensuite, examiner l’origine des fissures et rechercher des remèdes adaptés car justement, la technique des points qui leur est propre ouvre des possibilités inédites et prometteuses.

 

… à une brèche directe, la libre circulation des travailleurs.

 

Une des plus redoutables fissures est la libre circulation des travailleurs au sein de l’union européenne. Ce principe auquel nous avons irrévocablement souscrit crée en effet une situation inédite où le territoire de l’activité économique ne coïncide plus avec le territoire des établissements versant les salaires des travailleurs concernés.

Des salariés basés à l’étranger peuvent intervenir en France en toute légalité, à l’exemple des travailleurs frontaliers mais aussi des transporteurs routiers des pays de l’est ou des vendangeurs détachés, deux secteurs où ils se sont assurés un quasi-monopole3, alors même que l’activité sur notre territoire n’a pas faiblie, bien au contraire. Ces travailleurs « mobiles » cotiseront dans leur pays d’origine et non aux RC, ce qui génère pour ces derniers une perte d’assiette d’autant plus paradoxale que l’activité sous-jacente n’a pas quittée le territoire!

 

 Prélever à la source et pointer les cotisants

 

Comment y palier ? Il convient de remplacer le prélèvement sur salaire, porte ouverte au dumping social, par un prélèvement territorialisé à la source associé d’un dispositif de pointage permettant d’attribuer les droits-retraite ainsi cotisés.

Des exemples de cette approche existent déjà chez les non-salariés : Les avocats étrangers plaidants en France doivent comme leurs collègues français, s’acquitter d’un droit de plaidoirie qui abonde la caisse de retraite française. De même, tous les auteurs compositeurs d’oeuvres diffusées en France récupèrent les points retraite correspondant à un prélèvement automatique effectué sur leurs droits d’auteur.

Pour les salariés, les modalités du prélèvement à la source dépendront du secteur professionnel. Reprenons l’exemple du transport routier. Les portiques de l’écotaxe fournissent la technologie d’un prélèvement direct associé aux flux de camions opérant sur le territoire. Il faut simplement y ajouter un pointage des conducteurs, établi en relation avec leurs employeurs français et étrangers, pour attribuer nominativement les droits-retraite correspondants. Ce dernier volet est évidemment essentiel pour que le « prélèvement transport » soit considéré comme une cotisation sociale, attributive de droits, et ne subisse pas le sort de la CSG sur les revenus de capitaux.

La mise en place d’un tel prélèvement transport s’accompagnant d’une diminution symétrique des cotisations salariales du secteur, les bonnets rouges pourront cette fois plébisciter un dispositif qui élimine le dumping social dont ils sont aujourd’hui victimes !  

Restent deux conditions pour que cette innovation sociale indispensable voie le jour :

 

  • La maitrise de la technique des points, à l’évidence incontournable pour gérer la cohérence entre les volumes prélevés et les droits attribués d’une part, la substitution progressive des cotisations salariales traditionnelles par les nouveaux prélèvements à la source de l’autre.
  • La possibilité d’approches paritaires sectorielles, car outre que les différentes branches sont très inégalement exposées à ces fuites d’assiette, les modalités de prélèvement à la source ainsi que les règles de comptage et attributions de droits à mettre au point leurs seront spécifiques.

Les grands régimes complémentaires (RC) sont les seuls à remplir ces deux conditions.

D’où leur responsabilité historique à engager ce processus.

 

Rebâtir la confiance dans une répartition modernisée

 

Qui n’a entendu l’affirmation résignée de nombreux jeunes, souvent brillants, selon laquelle « de toute façon ils n’auront pas de retraite » ? S’agit-il d’une défiance envers la technique de la répartition elle-même ? Elle serait paradoxale quand la faiblesse des rendements- financiers hypothèque si manifestement sa rivale de toujours, la capitalisation. C’est bien plutôt l’appréhension que ses modalités actuelles de prélèvement, pesant sur et donc renchérissant le seul travail établi sur le territoire, la placent dans une dynamique d’effondrement.

A cet égard, la riposte proposée aux effets pervers de la libre circulation constituerait un signal fort que la pérennité de la base contributive des régimes sera bien défendue, ce principe étant à la base de la confiance dans la répartition.

A cette consolidation des ressources des RC, pourra s’ajouter une modernisation qualitative de leurs prestations. Mentionnons en les principaux volets qui, là encore s’appuient sur la technique des points.

 

  • Remplacement de l’âge du taux plein par un âge pivot choisi par les RC et autour duquel sera modulée la valeur de service du point selon des coefficients d’abattement ou de majoration actuariellement neutres.
  • Ouvrir la possibilité d’une retraite par étape, c'est-à-dire d’une première liquidation partielle des droits s’accompagnant alors d’un doublement de la valeur d’achat des points ultérieurement acquis, un dispositif plus simple et cohérent que l’actuelle retraite progressive ;
  • Ouvrir la possibilité d’un partage entre conjoints, annuel et révocable, des acquisitions de droits, plus simple et équitable que la réversion.

Ces innovations qualitatives, décrites ailleurs, répondront aux mutations que vivent les nouvelles générations : à la diversification et fragmentation des parcours professionnels.

 

Parier sur l’exemplarité de ces avancées liées aux points

 

Les propositions précédentes placeront les grands régimes complémentaires en première ligne de la modernisation du système de retraite français, au risque d’un décalage momentané avec les pratiques actuelles des autres régimes et notamment du régime général.

Cette prise de risque et reprise de main apparait doublement légitime : d’abord parce que les RC sont, de par leurs poids, maitrise de la technique des points et organisation sectorielle, les seuls à pouvoir les mener à bien

Ensuite parce que la lisibilité, simplicité, cohérence et pertinence des options ainsi ouvertes grâce aux points seront plébiscitées et feront école. On peut parier que les autres régimes fonctionnant en points adopteront rapidement des dispositions analogues, en retenant probablement les « normes » de l’ARRCO-AGIRC en matière d’âge pivot de coefficients d’anticipation etc…

Cette harmonisation douce des régimes contributifs, préservant leurs spécificités, amplifiera la portée de ces innovations dans la mesure où leur mode d’emploi sera partagé dans tous les régimes traversés. La retraite par étape, associée au travail momentané des seniors, pourra notamment s’épanouir et devenir une pratique sociale de référence.

A terme, les régimes fonctionnant en annuités et notamment le régime général, ne pourront rester à l’écart. Une proposition leur permettant de conserver leur ancrage professionnel a été présentée ailleurs. Elle prévoit de découpler, c’est à dire isoler, leurs volets contributifs et non contributifs. Les premiers seront transformés en autant de régimes en points fonctionnant de façon harmonisée. Les seconds pourront être regroupés dans un régime transversal de solidarité (RTS) qui assurera une égalité d’accès aux avantages non contributifs tels que minimum, bonification carrières longues, majoration enfants etc...

 

Au-delà de la France, c’est vers l’Europe que le nouveau modèle ARRCO-AGIRC pourrait aussi s’exporter. Les Allemands, qui ont déjà un régime de base fonctionnant en points et offrent en option le partage des acquisitions de droits entre conjoints, ne nous ont d’ailleurs pas attendus. Mais l’harmonisation des paramètres utilisés, notamment les coefficients d’anticipation et l’âge pivot, voire les modalités de la retraite par étape, faciliterait la vie des frontaliers et plus généralement des travailleurs mobiles à l’intérieur de l’UE, et donnerait une réelle consistance à la notion de retraite européenne.

La notion de territorialité, essentielle au fonctionnement en répartition, pourra être définitivement clarifiée au niveau européen en prenant comme référence première le lieu d’activité du travailleur avant celui de l’établissement lui versant son salaire, chaque système obligatoire restant alors maître des modalités de prélèvement applicables sur son territoire, y compris donc pour les détachés.

 

La conclusion heureuse de la négociation entre les partenaires sociaux a libéré l’AGIRC-ARRCO des contraintes financières les plus pressantes. Reste à la prolonger d’une réorientation stratégique utilisant tout le potentiel d’innovation des points pour consolider et moderniser en profondeur l’ensemble de notre système de retraite.

 

 

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